Je lui avais envoyée, fin août, en pièce jointe.
Il m'avait répondu qu'il la lirait vite. Me parlait déjà de ce
tourbillon qui l'emportait. J'ai attendu. Cru qu'il avait été déçu,
voire choqué peut-être. Je me suis raconté des histoires.
Il ne l'a pas lue. Peut-être déjà se tenait-il éloigné de tout comme
il l'a suggéré dans son mail. Un besoin vital de solitude.
D'ailleurs son dixième roman, bien qu'il soit prêt, n'est pas paru,
début janvier, comme les années précédentes. Le 19 janvier, il s'est
envolé pour Montréal. Pour mettre, une fois de plus, de la distance
entre la France et lui. Pour être seul. Ailleurs. Et écrire.
Ne jamais cesser d'écrire.
Cette lettre a été proposée au concours de la fondation Pierre Nothomb en 2009.
Seule contrainte : la lettre devait commencer par "Sous les feuillages de mes chênes, je vous écris"
Sous le feuillage de mes chênes je vous écris alors que des effluves de glycine envahissent mes sens, frôlent le papier posé devant moi sur la table du jardin. Sentez-vous ce parfum ? Sentez-vous, dans la lumière vive de ce matin intensément bleu, le printemps qui s’exprime, s’exhale et avec lui mon corps où l’hiver semble si bien se complaire. Car seuls ce corps ô combien fragile, cette santé trop souvent déficiente m’ont tenue loin de vous, loin de ces mots semblables à des brèches entre l’écrivain notoire et talentueux que vous êtes et la simple lectrice que je suis.
Vous dites que le silence ne marque pas forcément une distance. Qu’il peut même, parfois, être l'expression d'une communion. Je le crois. Je vous crois.
Sachez en tous cas que ce silence, aussi profond qu’il soit, n’est jamais synonyme d’oubli. Comment pourrais-je vous oublier ? Il arrive que vous vous imposiez, jusque dans mon sommeil. Il y a quelques nuits celui-ci s’est peuplé d’histoires qui s’enchevêtraient. A mon grand étonnement vous en faisiez partie.
J’étais accoudée à une rambarde et de votre corps endormi sous les draps, je ne voyais que le visage encadré d’une masse de cheveux sombres. C’était bon d’être là, de vous regarder dormir. Cette proximité dans les rêves a quelque chose de troublant.
Comment vous oublier ? Vous êtes ce voyage à travers des pages bouleversantes, des personnages attachants. Luca, Anna, Leo. Les premiers qu’il m’a été donné de connaître. Ensuite Vincent, Arthur et tous les autres. Seuls les derniers ne me sont pas encore familiers. Ma lecture a été entravée par l’échéance de cet examen à l’hôpital, de ce ventre à explorer. Des semaines à cultiver l’angoisse. Et puis le soulagement.
L’esprit apaisé, je peux m’asseoir dans ce jardin où la vie éclate, où le mauve, le rose et le rouge des fleurs m’exaltent. Ma main retrouve le chemin qui mène à vous. Comme une évidence. Comme mes pas qui me conduisaient vers vous cette toute première fois, à la Foire du Livre de Bruxelles. Le souvenir en est intact. Cette peur devant vous, votre jeunesse. Ce tremblement dans ma voix, ma main qui hésitait à sortir du sac la boîte de chocolats achetée à votre intention. Sous le papier brillant, un feuillet avec quelques phrases maladroitement écrites dans le train. Et puis l’audace du geste.
Mon émotion vous l’avez sentie. Elle était palpable. Elle vous a touchée. De mes yeux éblouis, j’ai lu ces mots que vous m'adressiez. Vous étiez rentré, il pleuvait sur Paris et cloîtré dans votre appartement, vous écriviez. Est-ce depuis lors que j'aime tant la pluie ?
Plus de trois ans déjà qu'entre vous et moi les mots tombent comme des gouttes d'eau claire. Plus de trois ans et je ne m'habitue pas. J'ai toujours le cœur qui bat un peu plus fort à chaque fois que je vous lis.
Dans ma si petite vie, vous êtes l'inattendu, l'inespéré. La rencontre que je n'aurais osé imaginer. J'absorbe vos mots, ils me rassurent, m'édifient. Vous me faites rêver, moi qui ne parcours le monde qu’à travers les livres. Les vôtres m'emmènent en Italie, en Amérique, à Cuba ou à Falmouth. Vous me faites traverser le temps, les guerres, les combats des uns et des autres. Les deuils, les corps vierges, malades ou amputés et tout le lot des passions humaines. Je ne sais pas si je vous l’ai déjà confié mais j’ai un faible pour ce « garçon d’Italie », ce premier roman où j’ai découvert votre écriture et qui m’a tant séduit. Je l'ai encore ouvert, pas plus tard qu'hier et j'ai envie de laisser à Luca le soin de terminer avec moi cette lettre, avec cette phrase : « Cet éblouissement de la première fois, j’ai réussi à ne pas l’égarer. » Oh bien sûr, Luca parle du langage des corps mais qu’importe : cette phrase je peux me l’approprier.
Et sous le feuillage de mes chênes qui bruissent légèrement, dans ce matin intensément bleu, permettez-moi, juste une fois cet instant d’abandon, cet aveu : vous êtes un homme que j’aime.